10 000 Nuages et la voie de la modernité
L'impression d'attraper des papillons au vol Les traités chinois de peinture et de calligraphie sont ce que je connais de plus éclairant sur la peinture moderne. Dans sa tentative de situer la spécificité de la démarche des modernes, Giacometti précise qu'elle réside tout entière dans la volonté de saisir quelque chose qui fuit constamment.
Il y a huit cents ans, Hyesim, le premier de la grande lignée des moines-poètes de Corée, constate, selon ce que dit le recueil de ses dernières paroles, que tout est lié de la plus étrange façon :
C'est Chang qui boit et c'est Yi qui est ivre.
Le verre tombe et c'est l'assiette qui brise.
Un homme passe un pont,
Le pont s'écoule et l'eau ne bouge pas.
La cigale avale le poisson.
Le bout du poil du pinceau contient toute la mer.
O. Ann-Baron. Ivresses des brumes, griseries de nuages : Poésie bouddhique coréenne. Paris, Gallimard, 2006.
La mutualité
Je ne connais rien de plus juste que ces scènes surréalistes pour éclairer le sens de la modernité. Je me reconnais dans la quête de ce qui nous échappe.
Le vide est l'espace nécessaire pour qu'existe l'univers. Le vide est un espace précis, d'où ce besoin précis d'équilibre dans la composition d'une peinture. La densité du vide doit égaler la densité du plein. C'est l'accouplement primordial entre le plein et le vide.
Le noir et le blanc sont à la fois les fondements et les aboutissements avancés de la couleur et de la lumière, qui forment le couple fondamental de la peinture et de la calligraphie. Quand les Chinois parlent des nuances infinies du noir, il faut les travailler pour les voir réellement.
Le noir de l'encre
La lumière du blanc reflète et irise le noir. Le noir se décline à l'eau, qui est incolore, en dix mille nuances de gris, qui, selon la densité et la masse, se nuance en brun, en bleu, en vert, jusqu'au rose.
En fait, on ne travaille qu'avec le noir. Le support est travaillé ou travaillant par lui-même. Le blanc du papier, le vide, est l'espace, qui est la chair de l'œuvre. Il y a la vie propre de l'espace, du vide, du blanc, du papier qui est visité par le noir, de sorte que finalement on se rend compte que c'est le vide qui nous visite et nous révèle l'étendue où on a posé le trait. C'est cela qui est visé : la révélation photographique du vide qui s'incarne par le trait.
Une perspective charnelle : une grande émotion comme de l'amour. Gorenstein parlait de l'importance d'être aimé de la Nature, car il ne suffit pas de l'aimer. La mutualité est le fondement même de l'amour.
La Montagne et l'Eau
Lu hier dans le livre de François Cheng :
"Ce processus de devenir réciproque suscite le mouvement circulaire que Shitao appelle chou-lui, l'universel écoulement, et huan pao, l'universel embrassement :
Il ne faut rien moins qu'user de la Montagne pour voir la largeur du monde. Il ne faut rien moins qu'user de l'Eau pour voir la grandeur du monde. Il faut que la Montagne s'applique à l'eau pour que se révèle l'Universel écoulement. Il faut que l'Eau s'applique à la Montagne pour que se révèle l'Universel embrassement.
Si cette action réciproque de la Montagne et de l'Eau n'est pas exprimée, rien ne peut expliquer cet Universel écoulement et cet Universel embrassement. Sans ceux-ci, la discipline et la vie (de l'Encre et du Pinceau) ne peuvent trouver leur champ d'action. Mais du moment que la discipline et la vie s'exercent, l'Universel écoulement et l'Universel embrassement trouvent leur cause et, une fois qu'ils ont trouvé leur cause, la mission du Paysage se trouve parachevée.
Comment faire pour que, dans un tableau, entre Montagne et Eau, s'opère ce mouvement circulaire? Par l'introduction du Vide, sous forme d'espace libre, de brumes et de nuages, ou encore simplement de traits déliés et d'encre diluée. Le Vide rompt l'opposition statique entre deux entités, et par le souffle qu'il engendre, suscite la transformation interne.
Pour ce qui est plus particulièrement des nuages, nous avons dit qu'ils sont l'élément par excellence susceptible de créer cette impression d'attraction dynamique grâce à laquelle la Montagne semble tendre vers l'Eau et l'Eau semble tendre vers la Montagne.
Mi Fu :
Les nuages sont la récapitulation du paysage, car dans leur Vide insaisissable, on voit beaucoup de traits de montagnes et de méthodes d'eau qui s'y dissimulent. "
François Cheng. Vide et plein : le langage pictural chinois. Paris, Éditions du Seuil, 1979.
J'ai commencé aujourd'hui, 20 juillet 2006 Pour moi, les nuages forment l'objet-limite du visible et de l'invisible. L'immatérialité et la visibilité, l'abstraction et le figuratif réunis. Les dessiner, c'est être sur cette frontière précise.
26 juillet Nuages qui se défont et se diluent dans l'air. Cascades de nuages, accumulation comme l'eau qui dévale la pente et bouillonne. Le rythme de l'air est vu grâce aux nuages. Comme des témoins de ce qui est ambiant.
DMN 25 : détail.
DMN 12 : détail.
Les nombres ici deviennent élastiques, plastiques. Au-dessus de ma tête il y a des nuages. Je peux en compter cinq qui en deviennent un ou sept selon les courants d'air et le temps. Une harmonie. Je viens de voir le reflet des feuillage dans le capot d'une voiture. Le contour des feuillages ressemble au contour de certains de mes nuages.
L'effet positif/négatif des nuages selon les nuances de leurs couleurs sur fond de couleurs du ciel. Qu'est-ce qui est le ciel? Qu'est-ce qui est le nuage? Jeu dans l'œil du ciel lumineux.
27 juillet
Je travaille sur du papier de soie blanc plié en deux. Chaque image mesure 10 X 26 pouces. A l'heure actuelle j'en ai une quarantaine.
5 août
Trouvé le titre de la série : 10 000 nuages. André a pensé qu'on pourrait les présenter par groupe de 5 dans un cadre avec un passe-partout ajouré. N.B. Ce n'est pas de la peinture traditionnelle chinoise, c'est une œuvre occidentale moderne.
12 août
Le ciel est bleu, ma feuille est blanche, les nuages sont diversement blanc, gris, noir etc.
Le blanc de ma feuille est un plein, non un vide. Il faut vraiment saisir l'essence du ciel et des nuages pour utiliser une feuille blanche comme support pour peindre des cumulus! La pirouette du positif/négatif n'est d'aucun secours.
Sommes-nous soumis, peignant sur une feuille blanche, à une vision dramatique — pluie, tempête, orage — ou à une écriture symbolique (allusive) pour représenter l'essentiel du ciel de jour? J'essaie de développer une écriture qui rende compte de la réalité d'un objet à la limite de l'immatériel.
En regardant mes images, je vois que c'est le blanc autour des masses noires ou grises, et c'est le gris qui va au blanc, qui montrent les reflets du ciel et qui touchent à ce que j'essaie de faire comprendre.
DMN 16 : détail.
13 août
Le problème du réalisme est un faux problème, puisque que mon travail ne porte pas sur la reproduction de la nature, mais sur la limite du visible.
l6 août Si les sources descendent, elles remontent aussi.
Atteindre l'esprit profond fait disparaître la forme. Wang Bi
L'agir : aller avec le courant de la Nature et de l'Univers, parce que nous en sommes, au même titre que tout ce qui existe. Importance de la gestuelle en calligraphie et en peinture.
17 août 1 a produit 2, 2 a produit 3, 3 a produit les 10 000. Les dix mille êtres se détournent de l'élément Yin et embrasent l'élément Yang. Laozi
Le détournement est la compréhension. Arrêt sur image de l'étonnement et de l'émerveillement. L'embrasement est l'adhésion au beau. L'unique trait de pinceau est l'origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes. Sa fonction est manifeste pour l'esprit et cachée en l'homme, mais le vulgaire l'ignore. Shitao
Le trait procède du Yin et du Yang. Liu Xizai
Chaque trait a pour fondement cette virevolte de la Nature, du merveilleux existant et vu. C'est une palpitation, une brillance de la Nature qui, une fois vue, vient naturellement au trait tracé. La vision claire nous met au diapason de la Nature et nous créons sur le même ton, dans le courant de la logique universelle. C'est difficile à énoncer.
La calligraphie s'égale au grand surgissement merveilleux (Sun Guoting): elle y participe en le restituant. Yang Liang, Les processus créatifs dans la calligraphie chinoise.
18 août
Un temps d'arrêt : j'ai fait un tour rapide et après un mois d'exploration, j'ai 110 dessins. Je pense que je vais en garder une soixantaine. Pour en faire des des triptyques, il faut composer des mises en scène. C'est ce qui créera chacune des œuvres.
19 août
Je commence à examiner les oeuvres à la verticale. La profondeur se révèle. Certaines images sont étranges : la découpe de la composition est décentrée et on arrive à une image poussée en partie vers le haut et en partie vers le bas. Les nuages ne s'évaporent pas, ils fuient.
Fixer les images pour en révéler la nature d'amibes de vent. Ce qui est fascinant, c'est que toutes les nuances de gris, qui viennent de l'encre noire, sont colorées.
Images et textes originaux © Marie Surprenant, 2007.