Ce qui sera le plus beau jour de ma vie
Fin février 2006 — Le jour de ma mort sera le plus beau jour de ma vie. Je suis tombée deux fois sur cette affirmation étonnante et immense. La veille de sa mort, ma mère, intubée, incapable de parler, a écrit C'est le plus beau jour de ma vie au stylo-feutre sur une ardoise blanche. Molinari a dit exactement la même chose, parlant du jour prochain de sa mort. Je crois qu'ils ont dit vrai. Cette affirmation change la perspective du temps et de la vie elle-même. Chaque jour est toute la vie. Chaque jour est riche de toutes les simultanéités. Avoir devant soi le plus beau jour de sa vie permet de se retourner et voir la vie tout entière avec une perspective en forme de temps.
Projet — Ce que je vois à explorer de façon immédiate : 1. la lumière qui vient d'en bas; 2. les deux lumières : celle d'en bas, celle d'en haut; 3. la géométrie du temps qui est espace; 4. la définition de la matière : du centre vers l'extérieur; 5. des points éloignés vers le centre horizontal sur une verticale; 6. la coulée de la vie, de bas en haut; 7. la coulée de la vie du haut vers le bas, la pluie d'étoiles; 8. le crépitement (ce qui pousse) et le claquement (ce qui change); 9. l'inscription : le besoin de redite, de marquer; 10. ce qui occupe le champ entièrement : aveuglement; 11. la porte ouverte qui en est le contraire : la tranche de la porte et la lumière; 12. l'entièreté : l'amour absolu de la vie et de la mort.
15 avril 2006 — Le projet s'est étendu du 22 février à la mi-avril. J'ai une vingtaine de dessins de 26 X 34 pouces. J'en ai rejeté une quinzaine.
L'objet certitude — J'essaie de comprendre. L'objet : tomber dans l'espoir et la certitude. La certitude est un objet. L'objet le plus beau jour est inscrit dans un espace. D'où la représentation comme masse de couleur dans un espace blanc. Au début j'ai pensé que chaque image représentait une lettre, les signes d'une écriture. Peu à peu cette idée s'est dissoute. L'objet est une abstraction. C'est un objet que l'on rencontre, éblouissant, étonnant et ravissant. La masse de la matière devrait contenir en elle-même l'objet. En laissant s'écouler la couleur par transparence, je devrais parvenir à le rendre visible. J'ai créé un canal pour laisser s'écouler la couleur et la forme est apparue. La vie terrestre nous quittant au moment de la mort — le canal — apparaît comme le fondement de la vie. C'est sûrement réjouissant.
Le plus fabuleux constat — Le canal touche le bord de la page : un enracinement par le haut. La vie et la mort ne sont pas des vases communicants : la continuité ne coule pas d'un à l'autre. Le plus beau jour, est-ce un troisième terme qui n'est ni la vie ni la mort terrestres? Une autre vie et une autre mort qui seraient non-terrestres? Est-ce le moment où l'on VOIT autre chose ? Où l'on voit autrement ? Un objet, un canal, une rencontre des masses. Coulée de ma matière qui rend tout transparent et permet de voir enfin. Je cherche encore, à travers les formes, à saisir cet état. Dans le demi-sommeil, vu et senti que refuser la mort, c'est marcher à reculons. On voit le passé, le présent, mais pas l'avenir. C'est prendre l'espoir où il n'est pas. C'est dans l'avenir qu'est l'espoir, devant soi, vers la mort. Est-ce ce retournement qui ouvre l'homme à tout l'univers, qui crée la joie de certains mourants?
PBJ 7 (détail)
Le point de retournement— Nous tournons notre regard et notre cœur dos à la mort. Nous refusons la continuité. Nous sommes hérissés et aveugles. Quitter l'élément partiel de l'existence pour le tout et l'entièrement possible. Quitte à suivre un ange, à marcher dans ses pas. Ce qui me semble important, c'est le retournement qui offre le chemin vers l'espoir absolu. Le caractère absolu de l'espoir change sa nature, en fait un objet dur, une présence lumineuse et définie. Le cœur se dilate et focusse: en ce sens, c'est une émotion apparentée à l'amour. Dans le processus de retournement vers l'avenir, c'est l'abolition du temps humain qui s'opère et l'acte de devenir une partie de l'univers.
Les noirs colorés. Habiter les noirs. — Du noir qui le plus noir surgit la couleur sous-jacente, comme si la couleur s'y cachait avant d'apparaître dans l'espace déployé. Le paysage est écoulement à partir de deux sources. Je m'étonne de l'assurance absolue que j'ai que les lois de la physique existent et que je peux toujours compter sur leur existence.Ce que l'homme a cherché toute sa vie, c'est la verticalité. Au jour de sa mort, il la trouve. Non du bas vers le haut, comme une ligne qui traverse le corps allongé des pieds à la tête.
En regardant (6 mai 2006) — La vie terrestre comme une globalité. Cette part de notre existence qui doit se présenter à la fin de notre vie comme une sphère de beauté, a ses ombres, ses lumières, ses couleurs. Un ultime bonheur qui énonce qu'on en a toujours fait partie, qu'on va s'y fondre en même temps que la sphère s'agrandit à l'infini.Le monde ne disparaît pas, il apparaît. Ce que j'ai essayé de faire, c'est de comprendre en dessinant ce que ressent et pense celui qui meurt. Je pense qu'il coule d'une part de son existence à une autre et qu'il la VOIT.
PBJ 14
Un texte éclairant —A quoi bon gaspiller de l'oxygène ? dit Iagodkina. Il est dans le coma, il va mourir d'un instant à l'autre et l'oxygène ne ferait qu'accroître les souffrances d'un vieil homme et nous ajouter du travail. Mais l'infirmière dit : —Le cœur est encore vivant. Laissons aussi vivre l'homme, même si ça n'est que vingt minutes. Et elle introduisit entre les lèvres blêmes le caoutchouc réanimatoire. Si elle avait su quel frisson de joie ressentit Loukian Sorokopout, comme il avait soif d'ajouter à sa longue vie ce cadeau de vingt minutes que lui faisait le service de santé municipal, comme son âme s'emplit de la joie d'exister ; et de son ouie qui lui tenait à présent de tous les organes des sens, à travers le tympan, à travers les osselets, à travers les fibres auditives semblables à des cordes de piano il entendit pour la première fois pour lui-même un do lointain et sublime. La même note résonna en lui, il répondait à chaque corde, à chaque son de hauteur déterminée. C'est ainsi, par des accords musicaux, que l'âme commence à converser avec Dieu de son proche envol. Friedrich Gorenstein
"Le tas", nouvelle dans Kim ou l'hiver 53
Images et textes originaux © Marie Surprenant, 2007