Intimité : oeuvre au noir
Vivant en ville, j'aime les trottoirs, les ruelles, les terrains vagues. C'est là que vivent dans le ciment, l'asphalte et les cailloux, ces merveilles qu'on appelle pourtant mauvaises herbes. Des bas-fonds d'une planète en guerre, ce monde de hors-caste — trèfles, pissenlits, liserons, jargeaux — élève l'acte expressif de sa forme, à la frontière de nos émotions abstraites, de nos coups de conscience les plus vifs et les plus colorés. La gestuelle et les cérémonies des plantes sont posturales. L'espoir, le drame, les dénouements, les métamorphoses — tout passe dans la lente cambrure du corps et les vrilles du changement d'âme. Je fais l'hypothèse qu'entre la plante humaine et cette dramaturgie à peine visible du besoin d'être, la communication ne s'est pas entièrement perdue.


Pissenlits : chevelure et nuque.
L'occasion de lancer cette expérience de prolongement de la photographie sociale s'est créée en renouant avec la tradition de la photographie sans caméra. En numérisant à très haute résolution, en disposant les spécimens miniatures directement sur la plaque du scanner, je retrouve la piste de la photographie de contact, les talbotypes et les cyanotypes des premiers temps de la photographie, si naturellement sensibles aux traces nerveuses laissées par la vie résiliente. Plus loin derrière, je retrouve l'émerveillement des premiers explorateurs de la microscopie optique. Les pages de la Micrographia de Hooke *, par exemple, sont parcourues de part en part par un grand effet de surprise : les figures que l'homme trace soigneusement à la règle et au compas se répandent sous la lentille en amas grotesques qui n'ont rien de la perfection géométrique qu'on leur prête ; au contraire les formes de vie les plus viles ont une grâce formelle qui est insoupçonnable à l'échelle humaine ordinaire. Je cherche quelque chose de plus abrupt que la dentelle des formes vivantes. Nées du changement de regard, mes images ne disposent pas encore de l'échelle propre qui leur est nécessaire pour se déployer en 3 dimensions. Au minimum, je les exposerai dans un format correspondant au portrait grandeur nature, de manière à transmettre au spectateur l'effet que je ressens : celui d'un tête-à-tête. La récolte a commencé avec les premiers pissenlits du printemps qui sont tous, sous la loupe, des individus bien campés.
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Un grand liseron : le geste postural
Les crochets, les pointes, les rugosités ligneuses résistent à la cueillette : autant de moyens de défense et de formules de la passion de vive. On s'en rend compte, quand on est assailli par un buisson de grandes bardanes. La dramaturgie circule des feuilles aux rameaux et des rameaux à la tige principale. Les poils des tiges et les bourgeons frissonnent. De plus, même bourgeons cueillie, coupée de sa tige et morte, la métamorphose continue : les fleurs éclatent, se couvrent de poils, projettent leurs graines. Je n'en suis qu'à la collecte d'une documentation, mais c'est déjà, en soi, une expérience plastique. Les images me relient à un événement vivant, contrairement aux herbiers qui sont des musées de momies. Même s'il existe à l'échelle millimétrique, l'individu végétal est quelqu'un; je me souviens avec plaisir que revenant sur son expérience de traducteur des Psaumes, Ceronetti **, toujours truculent, relève qu'un vers étonnant de la version hébraïque du Psaume 102, Dieu est attentif à la prière du genévrier nain, a été vidangé de la version grecque —"grande aplatisseuse", dit-il.


Le besoin d'avenir : sylène enflée et graminé
J'ai le choix de l'angle, bien sûr, pour favoriser le dégagement de la personnalité, mais ma contribution à la rencontre réside avant tout dans le noir pur des arrière-plans. La photographie de contact exige d'inverser la mise en scène et les perceptions. Je couche l'animal sur le ventre qui sera éclairé de face, alors que je n'en vois que le dos. Pour que le balayage de la lumière ne se disperse pas, je recouvre la scène d'un tissu noir opaque. Objet d'un grossissement elle aussi, même la trame du tissu devient perceptible et il faut traiter l'image primaire, fondre chacune des mailles en nuit noire. J'adore ce lent et minutieux travail de mise au point qui dégage la prière active du vivant: "L'Art, observe Malcolm de Chazal ***, c'est la nature accélérée et Dieu au ralenti." Je pense aussi que le noir signifie qu'il n'y a pas d'arrière-plan. Nos lieux sont nous-mêmes. Ce que nous tous — hommes, plantes, peau des villes et hasard des dieux — nous faisons monter de la terre, c'est une même fibre unique de temps suspendu.
* Robert Hooke. Micrographia. 1665.
** G. Ceronetti. Le Lorgnon mélancolique. 1990.
*** Malcolm de Chazal. Sens-plastique. 1948.
Images et textes originaux © Marie Surprenant, 2007
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