Pictures of nothing: le vide occidental

Pictures of nothing: le vide occidental

Sur la porte de mon atelier, depuis des années, il y a ces mots : La géométrie du vide. Qu'est-ce que ça veut dire ? Je m'étonne encore que, cherchant à dire la poussée d'abstraction qui fait avancer l'art moderne, c'est toujours à l'est que j'en trouve l'expression la plus directe. Hyegun, le moine coréen, parle de l'ermitage du vide. J'avais cherché du côté de Michaux, moi aussi je reste une barbare en Orient.

Le Vide est soustractif, mais ce n'est pas ce qui reste quand on enlève tout. C'est l'émotion qui crée, sinon un vertige, du moins des images extrêmement mobiles. On fait disparaître les planètes, on les remplace par l'espace, mais ce n'est pas exactement cela. Ce n'est pas non plus l'absence des choses et des êtres. C'est l'adossement au Plein.

Pictures of nothing 4 (détail)

Cherchant à représenter le rien, je marche vers l'innommable. Peindre l'irreprésentable mène au bord du précipice. Suspendu au-dessus du vide, lâcher les mains. Rien de plus turnerien que le risque. Ce n'est pas le vide qu'on y trouve, c'est le monde qui nous manquait.
Ce qui est plein est vide, ce qui est vide est plein. C'est ainsi qu'on retrouve campé bien au centre: à la source de tout, sur le terrain de l'origine éternellement présente. C'est l'ultime surface des choses, la moire du vivant. L'eau perle sur la forme, la lumière efface les bords, le souffle apparaît comme un rayon de lumière sur la bouche de celui qui écoute attentivement.

Pictures of nothing 42 (détail)

La peinture énonce le rien, le rien crée la peinture. Turner, le peintre du rien, est le Purcell de l'art visuel. Sur le modèle de l'Ode à sainte Cécile, Pictures of nothing est une célébration de ce que cherche à accomplir la peinture en Occident: ne rien reconnaître, travailler avec l'innommé. Une abstraction qui pousse plus loin, qui reste insaisissable, qui ne se rabat pas sur la métaphore. Une image qui respire par elle-même, sans références, faisant que le flou de nos propres frontières reste flou, que le cône de la perspective reste inversé.

Même Zao Wou-ki occidentalise. Perte d'objets, de repères, de traces, mais réappropriation de la mémoire et de la conscience. La présence de la chose qu'est le rien: mémoire d'avant le récit, mémoire de l'être. Sans contour, non pas comme individu, faire partie du plein et prendre le beau risque de contempler le rien. La modernité, c'est la grande aventure turnerienne dont personne ne connaît l'issue à l'avance.
Je dis géométrie. De prime abord la métaphore semble bonne pour matérialiser le rien. Partir de la masse pour achever une phrase simple, la plus épurée possible : une équation. Quand je pense à ce que peut être une équation picturale, j'ai en tête des calligraphies, mais surtout les carrés de Rothko. Je m'en suis servie pour évoquer le suspense de l'art.

Le rien qu'est la peinture crée l'irreprésentable. Tout ce qui est vivant dans le rectangle du réel a l'innommable, multiple, merveilleuse mobilité de la lumière liée à la vie. Cette source est sa propre source, à l'infini. On n'attend plus rien, quand tout est éternellement présent.
C'est la présence de la lumière dans et sur tout. Viser la lumière, en son centre, faire bull's eye, prendre entre le pouce et l'index le fin voile du vivant, héler l'invisible, se rendre compte que ce voile est démesurément grand et que c'est l'essence de ce qui vit — sans quoi c'est le noir absolu, le plein compact, la colonne de basalte sans inscription.

Le regard passe à travers nous. La diversité des formes des œuvres montre bien la multiplicité des voies possibles pour atteindre le vide. Le carré évoquant le tableau sert d'opérateur. Comme cible, inscription, index indicateur, présence, signature, sous-jacence, changement d'état, équation, genèse, restant, espace symbolique, repère, bouée dans l'infini, inverse, contradiction, structure imaginée, objet flottant, cadrage, pierre de fondation, clé de voûte, rappel, fossile, source fraîche et océan gigantesque. Tant de choses à dire avec des couleurs.